8
Epées de feu, sabres de lumière, tonnerre dans la nuit…
Le papillon était là, Peggy Sue en avait la conviction. Elle fixait le ciel jusqu’à s’en faire mal aux yeux, guettant le moment où l’insecte trahirait sa présence.
— Tu le vois ? ne cessait de lui demander le chien bleu.
— Non, répondait la jeune fille. Il n’est pas de la même race que les fantômes. Ce serait trop facile. En outre, ses pouvoirs sont beaucoup plus puissants que les miens. Si tu veux une comparaison, je dirais que je suis une pauvre sarbacane… et lui un vaisseau spatial hérissé de canons lasers. S’il veut rester invisible, je ne pourrai pas vaincre ses enchantements. Pas de doute, il est très fort.
— Tu crois qu’il est là ?
— J’en suis certaine. Il a beau essayer de battre des ailes le moins possible, de petits indices trahissent sa présence. Ainsi, les courants aériens émiettent la poudre qui les recouvre. Quand cette poudre tombe sur le sol, elle se dépose sur les objets et les rend invisibles. Tu vois cette maison, là-bas ? Il y a une heure, elle avait une cheminée… A présent elle n’en a plus.
— C’est vrai, ma foi, jappa le chien bleu. Et… et là-bas, n’est-ce pas un lapin sans tête qui gambade dans la lande ?
— Exactement, souffla Peggy. Le papillon est en train de saupoudrer la campagne de poudre d’invisibilité. C’est dingue ! Quand on regarde bien, on s’aperçoit que de nombreuses choses se sont volatilisées.
Dès lors ce fut comme un jeu. Les deux amis scrutèrent le paysage à la recherche de nouvelles anomalies. Là où la poudre s’était déposée, s’ouvraient à présent des « trous visuels » pour le moins cocasses : le toit d’une maison était devenu transparent, si bien qu’on voyait tout ce qui se passait à l’intérieur. Dans un champ, un paysan occupé à travailler avait reçu une pleine poignée de poussière magique sur la tête ; ses cheveux avaient disparu, ainsi que sa calotte crânienne. Ne s’étant rendu compte de rien, il bêchait avec ardeur, le cerveau aussi nu que sur l’illustration anatomique d’un manuel de sciences naturelles.
— Tout de même, ça fait drôle, dit Peggy en frissonnant.
— Hé ! suggéra le chien bleu soudain inquiet. Il serait peut-être plus prudent d’aller chercher un parapluie.
— Tu as raison, approuva la jeune fille. Nous sommes trop exposés.
Ils se dépêchèrent de regagner la maison.
— Granny ! lança Peggy en courant vers Katy Flanaghan, il se passe des choses bizarres !
Et elle évoqua les prodiges auxquels elle venait d’assister.
— C’est très mauvais, grommela la vieille dame. Si les forgerons nous observent (et je ne doute pas qu’ils le fassent !), ils comprendront vite ce qui est en train de se produire. Aussitôt, ils commenceront à nous bombarder d’éclairs, au hasard, dans l’espoir d’atteindre le papillon.
— Comme à la bataille navale ? demanda Peggy.
— Exactement ! Si les nuages deviennent noirs au cours des prochaines heures, c’est que les seigneurs des forges ont mis des étoiles à fondre en prévision de l’attaque. C’est terrible, j’espérais que nous disposerions d’un peu plus de temps.
— Qu’est-ce qu’on peut faire ? s’enquit l’adolescente.
— Pas grand-chose, soupira Katy Flanaghan. A part espérer que la foudre ne nous frappe pas. Quand les forgerons renversent leurs bassines, ils ne se soucient pas d’épargner les humains. Les pommiers-paratonnerres capteront une grande partie de l’énergie des éclairs, mais ils ne sont pas assez nombreux pour tout absorber, nous serons forcément touchés.
Peggy sentit une boule se former dans sa gorge.
— Je grimpe au grenier, annonça-t-elle, j’observerai les nuages au moyen du télescope.
— D’accord, acquiesça Granny Katy. Moi, je vais préparer les chats de sérénité. Si les gens voient le ciel noircir, ils prendront peur et accourront ici pour louer des matous bien blancs.
*
Comme l’avait prévu Katy Flanaghan, les nuages s’assombrirent. Le spectacle de ces masses d’un noir charbonneux suspendues dans un ciel d’un bleu éclatant avait quelque chose d’étrange. En braquant le télescope sur les forteresses volantes, Peggy repéra, à travers la silhouette cotonneuse des cumulo-nimbus, des rougeoiements de mauvais augure.
— On dirait une aciérie en plein travail, chuchota-t-elle. Regarde-moi ça ! On distingue des jets d’étincelles.
— Alors c’est qu’ils ont mis une étoile à fondre, dit l’animal. Le bombardement est imminent. Crois-tu que le papillon va prendre la fuite et plonger dans le gouffre pour se mettre hors de portée ?
— Je ne pense pas, lâcha Peggy Sue. Il ne renoncerait pas. Il va prendre plaisir à narguer ses ennemis.
Peut-être espère-t-il que nous l’aiderons ?
*
Le rez-de-chaussée s’emplit bientôt des supplications des clients venus louer un matou en prévision de l’orage. Ils étaient si nombreux qu’une file d’attente serpentait à travers le jardin. Tous exigeaient des chats d’un blanc immaculé.
— Ça va être une nuit horrible ! cria quelqu’un. C’est un coup à mourir de peur. Il nous faut des chats de sérénité, sinon nos cheveux auront blanchi au lever du jour.
— Deux pour moi ! cria une commère. A mon âge je pourrais avoir une crise cardiaque.
— Calmez-vous ! gronda Granny Katy. Si vous continuez comme ça, il n’y en aura pas pour tout le monde. Vous feriez mieux de nous aider, ma petite-fille et moi, à combattre les forgerons !
— Plus tard ! Plus tard ! hurlèrent les voix, d’abord les chats !
— Si je vous donne des chats, vous vous ficherez pas mal de ce qui va arriver ! riposta Katy Flanaghan.
— Ça vaut toujours mieux que de mourir de peur ! siffla quelqu’un. Assez de bavardage : les matous ! Vite !
— Deux pour moi, je suis très impressionnable ! D’abord j’ai une ordonnance du médecin. Voyez, c’est écrit noir sur blanc : en cas de frayeur, caresser deux chats bien blancs…
Peu à peu, le vacarme diminua. Quand Peggy et le chien descendirent, ils trouvèrent Granny Katy effondrée dans un fauteuil.
— Ces crapules m’auraient arraché les yeux si je ne leur avais pas donné ce qu’elles réclamaient, soupira la vieille dame. J’ai honte de les encourager à la lâcheté, mais sans moi ils seraient fichus de périr de frayeur dans la nuit.
— Les nuages sont très noirs, annonça Peggy. On distingue la lueur d’une forge en transparence.
— Alors c’est pour ce soir, fit sa grand-mère d’une voix lasse.
*
La grand-mère, la petite-fille et l’animal descendirent dans le jardin scruter le ciel que le soleil couchant faisait rougeoyer. Maintenant que la lumière baissait, on distinguait mieux les étincelles des forges cachées au cœur des nuages.
— La fonderie tourne à plein rendement, maugréa la vieille dame. Encore une étoile qui ne brillera plus au firmament. À ce rythme-là, la voûte céleste sera bientôt totalement obscure au-dessus de Shaka-Kandarec.
Peggy Sue, elle, se demandait où se cachait le papillon. Il lui semblait, par moments, localiser de curieux mouvements dans le ciel. Des formes éphémères que l’œil avait à peine le temps d’enregistrer, et qui s’effaçaient sitôt entrevues. Elle ne doutait pas d’être la seule à les distinguer.
— Il est fatigué, dit-elle. Il a usé trop d’énergie, il ne pourra plus maintenir bien longtemps son camouflage invisible, si grands soient ses pouvoirs.
— Oui, fit tristement Granny Katy, et c’est ce qu’attendent les forgerons.
— Que se passera-t-il si la foudre touche la maison ? s’enquit Peggy Sue.
— Elle prendra feu, soupira sa grand-mère. Les éclairs sont si rapides qu’on n’a guère le temps de les éviter. Et cela, même si l’on met le moteur en marche. Une maison ne bouge pas aussi vite qu’une voiture, et, à vouloir jouer les as du volant, on risque fort de renverser la baraque dans le fossé.
— Là ! hurla mentalement le chien bleu avec tant de force que Peggy et sa grand-mère eurent l’impression qu’une aiguille à tricoter leur traversait le cerveau. Il est en train de redevenir visible !
— Oui ! balbutia l’adolescente, il… il est gigantesque !
Elle n’exagérait pas. Une chose mal définie, de la taille d’un avion de ligne, brassait l’air à deux cents mètres du sol.
— Ça ressemble à un tapis volant, fit le chien bleu. On dirait une couverture emportée par le vent… Ou encore la voile d’un navire.
Au-dessus de leurs têtes, le papillon luttait de toute évidence pour essayer de rester translucide le plus longtemps possible, hélas, il n’en avait plus la force. D’étranges crépitements électriques parcouraient ses ailes qui tantôt apparaissaient, tantôt disparaissaient.
Et soudain, les forgerons passèrent à l’attaque…
Éberluée, Peggy vit une coulée de lumière étincelante ruisseler d’un nuage, comme si, là-haut, on avait renversé une énorme marmite remplie d’or en fusion. Une explosion formidable lui comprima les tympans, et le tonnerre se mit à rouler sur la plaine. On eût dit que mille milliards de chevaux à sabots d’acier galopaient sur une prairie de métal. La terre trembla. Peggy crut que les os de son squelette se déboîtaient, que ses dents sautaient de ses gencives, les ongles de ses doigts, et les yeux de ses orbites. Jamais elle n’avait entendu le tonnerre gronder avec une telle fureur. Elle vit les lèvres de sa grand-mère bouger sans comprendre les mots qu’elles formaient.
— Bouche-toi les oreilles ! hurla la vieille dame. Bouche-toi les oreilles ou tu vas…
Peggy Sue obéit.
Une nouvelle déflagration secoua le monde. La voûte céleste semblait un œuf occupé à se fissurer, un œuf rempli de lave en fusion.
Partie du nuage à l’état liquide, la foudre avait rapidement pris la forme d’un zigzag aux bords acérés.
« On dirait la lame d’une épée ! » songea Peggy.
Elle n’était pas loin de la vérité, le sabre de lumière virevoltait dans le firmament à la recherche du papillon. Plus il descendait, plus il durcissait, se changeant en harpon flamboyant. Sa pointe frôla l’aile droite de l’insecte fabuleux, l’écornant légèrement. Une seconde plus tard, l’éclair percutait le sol de la lande avec la puissance d’une fusée venue du fond de l’espace. Peggy Sue et sa grand-mère furent projetées au milieu des plantations de salades qui amortirent leur chute.
Le ciel avait à présent l’allure d’un volcan en éruption. Tous les nuages vomissaient une bave couleur d’or, une bave de dragon enragé. Le papillon voletait avec adresse entre ces coulées, évitant les unes, frôlant les autres. Cent fois, Peggy Sue le crut sur le point d’être transpercé par la foudre, épinglé en plein ciel par un éclair mieux ajusté que les autres.
« Non ! Non ! » pensait-elle, et son cœur s’emballait à l’idée que la créature fantastique puisse s’enflammer sous ses yeux.
Les doigts enfoncés dans les oreilles, elle essayait de se protéger le plus possible de l’effroyable vacarme de la foudre. Jamais elle n’avait entendu pareille fureur.
Les éclairs s’enfonçaient dans la terre tels des fers de lance. On les entendait grésiller au contact de la tourbe humide. C’était un spectacle apocalyptique à faire dresser les cheveux sur la tête. Peggy comprenait pourquoi les villageois s’étaient précipités au cours de l’après-midi pour louer des chats de sérénité.
*
Enfin l’orage cessa, faute de combustible. Toutes les étoiles fondues avaient été utilisées. Là-haut, sur les remparts moutonneux des nuages-forteresses, les marmites laissaient goutter leurs dernières larmes d’or liquide. Le papillon géant avait mis la nuit à profit pour disparaître dans les ténèbres.
Peggy ôta les doigts de ses oreilles. La tête lui tournait, ses idées s’emmêlaient comme la laine entre les griffes d’un chaton. Quand sa grand-mère lui parla, la voix de la vieille dame lui parut provenir de l’autre bout du monde.
Alors, seulement, elle réalisa que le chien bleu, faute de mains, n’avait pu se protéger les tympans durant l’horrible cacophonie. Les yeux hagards, il titubait au milieu des salades.
« Ça va ? lui demanda mentalement la jeune fille. Tu as l’air tout bizarre… »
L’animal ne lui répondit pas. Avec stupeur, Peggy comprit que le cerveau du chien ne contenait plus aucune information… Il était aussi vide qu’une disquette qu’on vient de formater.
« Hé ! insista-t-elle, cédant à la panique. Tu me reconnais ? Réponds ! »
Mais elle ne percevait qu’un bruit de friture.
Granny Katy lui toucha l’épaule.
— Laisse, dit-elle. Je connais ça, c’est à cause de la foudre. Quand on ne se bouche pas les oreilles, le son produit par les éclairs agit à la manière d’un effaceur. La foudre est tombée près de lui, et comme les chiens ont les tympans très sensibles ton frère ne sait plus qui il est. Il ne sait même plus aboyer. Si tu le souhaites, on peut le laisser comme ça, ce serait un bon moyen d’avoir la paix. Je le trouve trop insolent.
— Non ! protesta Peggy. Je veux qu’il redevienne comme avant ! C’est vrai qu’il est parfois agaçant, mais je l’aime tel qu’il est !
Granny haussa les épaules.
— Je disais ça pour toi, fit-elle. Ce n’est pas tous les jours qu’une fille a la chance de pouvoir rendre son frère muet.
— Ce n’est pas mon… commença Peggy, mais elle n’alla pas plus loin.
— Suis-moi, ordonna la vieille dame, j’ai ce qu’il faut dans mon laboratoire pour lui restituer ses facultés. Il s’agit d’un sirop magique. On en boit une cuillerée, et les souvenirs vous reviennent.
— Comme si on réinstallait les données « système » sur un ordinateur ? s’enquit Peggy Sue.
— Je ne comprends rien à ce que tu dis ! éluda Granny. Pour moi, c’est du chinois ! La magie, c’est bien plus simple que l’informatique.
Elle entraîna sa petite-fille dans une pièce voûtée, encombrée d’étagères et de fioles. Un énorme crapaud y dormait, posé sur un gros livre. Il ronflait et pétait comme cent diables. Grimpant sur un escabeau, Katy Flanaghan saisit divers flacons dont les étiquettes portaient les mentions : homme, femme, petite fille, garçonnet, chat, oiseau, cheval…
Il y avait des dizaines de fioles couvertes de poussière. Katy les entassa dans un panier d’osier.
— Voilà, expliqua-t-elle, ce sont les sirops de mémoire. Il y en a un pour chaque espèce. Il suffit d’en faire avaler une bonne cuillerée au malade. Normalement, ça fonctionne.
— Mon chien va guérir ? insista Peggy. C’est sûr ?
— Mais oui, s’impatienta sa grand-mère. Ne traîne pas ; quand tu l’auras soigné, il faudra faire le tour des fermes et s’occuper des autres animaux. Après un orage, ils perdent presque tous la mémoire, faute de pouvoir se boucher les oreilles.
— Et si on ne les soigne pas, que leur arrive-t-il ? interrogea la jeune fille.
— Ils restent là, comme des poupées mécaniques, fit Katy Flanaghan. Ils ne savent plus ce qu’ils doivent faire. Ils oublient même de manger, c’est très gênant. Si on les abandonne à eux-mêmes, ils meurent de faim.
Peggy Sue s’empara avidement du panier. Les flacons s’entrechoquèrent avec des cliquetis de vaisselle malmenée. Sans attendre sa grand-mère, elle saisit une cuillère de bois sur la table de la cuisine et courut dans le jardin à la poursuite du chien bleu qui s’enfuit à son approche.
« Il ne me reconnaît pas, réalisa-t-elle. Il a peur de moi. Comment vais-je faire ? »
Elle essaya de l’appeler, mais, plus elle s’agitait, plus l’animal reculait. Ses yeux vides trahissaient l’égarement le plus complet. Le cœur de Peggy se serra. Misant sur la gourmandise du petit chien, elle s’agenouilla et fouilla dans le panier à la recherche de la potion qui convenait. Malheureusement, la nuit s’installait et elle y voyait mal. Ses mains tremblaient. Elle dut approcher les bouteilles de ses yeux pour déchiffrer les étiquettes : vache… cochon… non, ça n’allait pas !
Elle finit pas trouver ce qu’elle cherchait, deux bouteilles répertoriées sous les mentions : petit chien et gros chien. Elle ouvrit la première avec difficulté car le bouchon en était soudé par le sucre. À présent, il fallait remplir la cuillère avec le produit… et s’approcher du chien sans la renverser. Ça n’allait pas être simple car les bêtes n’aiment guère absorber des médicaments. L’animal la regarda en grognant.
« Il ne sait plus qui je suis », pensa Peggy.
Alors commença une invraisemblable poursuite à travers le jardin. Le chien bleu galopait de toute la vitesse dont il était capable. Peggy Sue renversa trois fois la cuillère. Elle perdait son sang-froid. Comprenant qu’elle ne s’en sortirait pas toute seule, elle appela sa grand-mère à la rescousse.
— Je vais l’attraper, expliqua-t-elle, le souffle déjà court. Toi, tu lui feras avaler la potion. D’accord ?
— D’accord, fit la vieille dame en saisissant la cuillère qui s’était renversée pour la quatrième fois.
Le plan s’avéra bon, et la jeune fille parvint à refermer les bras sur l’animal.
— Vite ! cria-t-elle à Granny Katy, il est trop fort, je ne pourrai pas l’immobiliser très longtemps !
Sa grand-mère se précipita, la cuillère brandie, et l’enfourna dans la gueule de l’animal.
— Voilà, dit-elle. Il n’y a plus qu’à attendre. Maintenant, ramasse le panier et faisons le tour des fermes. On devra probablement soigner quelques humains, car certains sont si occupés à caresser leurs chats de sérénité qu’ils oublient de se mettre des bouchons de cire dans les oreilles.
Peggy demeurait inquiète. Elle se retournait toutes les trente secondes pour vérifier que le chien bleu les suivait. L’animal, après avoir hésité, leur emboîta enfin le pas. Un peu rassurée, Peggy Sue lui expédia un message mental. Au lieu du grésillement qu’elle avait capté précédemment, elle entendit un étrange pépiement, comme si ses ondes mentales exploraient la cage d’un canari. En insistant, elle capta des images de nid, de graines, de vers se tortillant sur le sol…
Que se passait-il ? Elle s’empressa de poser la question à sa grand-mère.
— Oh ! Mon Dieu ! hoqueta la vieille dame, à tous les coups je me suis trompée de flacon. Mes yeux ne sont plus ce qu’ils étaient. J’ai dû lui faire avaler le sirop réservé aux oiseaux.
— Non ! protesta Peggy. C’est trop moche !
— Il a retrouvé la mémoire, fit Granny Katy confuse, mais il parle désormais la langue des canaris. Je vais essayer de réparer ça quand nous aurons fini notre tournée.
Peggy était très ennuyée. Elle ne comprenait rien à la langue des oiseaux, et le chien bleu lui emplissait la tête de « cui-cui » furieux.
« Il n’apprécie pas la blague qu’on lui a jouée, songea la jeune fille. Pourvu que grand-mère soit capable de réparer son erreur ! »
*
Elles occupèrent les heures qui suivirent à soigner les animaux hagards errant dans la campagne. Elles essayaient de ne pas se tromper, et vérifiaient les étiquettes des bouteilles deux fois avant d’en faire avaler le contenu aux malades.
— Tu comprends, chuchota Granny Katy, c’est un peu embêtant. Si on donne du sirop de chien à un âne, il voudra se nourrir de viande. Si on donne du sirop de vache à un petit garçon, il se mettra à brouter l’herbe de la prairie. Ses parents ne manqueront pas de venir se plaindre.
— Le chien bleu va vouloir des graines ? balbutia Peggy.
— Oui, admit sa grand-mère. En plus, il va essayer de voler. Il risque de se jeter par les fenêtres. Si je ne parviens pas à le guérir, il faudra le mettre en cage. Et lui fabriquer un perchoir, car, comme les canaris, il voudra se poser sur une balançoire.
— J’espère que tu pourras le soigner, bredouilla Peggy Sue au bord des larmes. C’est mon ami, il m’a déjà plusieurs fois sauvé la vie.
— Je ferai tout mon possible, déclara la vieille dame. C’est tout de même ton frère.